Ye Xing-Qian, à la pointe du pinceau
Le 14 五月 2019, par Anne Foster
À Montreuil, l’atelier du peintre et sculpteur franco-chinois invite à un voyage dans le temps et l’espace. Où l’émotion naît d’un maniement subtil de la couleur et de l’encre de Chine.
En arrivant à l’atelier niché dans une ruelle du quartier de La Croix-de-Chavau, dans un Montreuil en pleine mutation, on pourrait presque se croire à Pékin, plus précisément dans un hutong, si caractéristique de la ville. Une longue allée bordée de pots plantés d’arbustes mène à un couloir. Ye Xing-Qian vous reçoit avec une vivacité souriante dans un vaste espace lumineux, d’une blancheur immaculée. L’œil du visiteur s’attarde sur les grandes compositions rythmant les murs de l’atelier, passe aux tables surchargées d’œuvres et de dessins, aux peintures en cours d’élaboration sur le sol, mais aussi sur le haut mur. Une sensation de plénitude et de sérénité imprègne le lieu, propre à l’artiste. Avec naturel, il vous accueille dans son monde, reflet de ses émotions nées au contact de la nature. Les branches d’un arbre, sous l’effet du vent, se transforment en filaments, comme retenus dans une grille. Des lignes droites s’épaississent et prennent la forme d’une forêt de cannes de bambou… L’an dernier, cette aquarelle à l’encre de Chine, avec quatre autres de la série «Transformation», a intégré la collection du musée Guimet, à Paris. Le titre, «Transformation», traduit parfaitement l’art de Ye, pont entre l’art traditionnel chinois, la calligraphie, le maniement des pinceaux souples, fins ou épais, et l’art occidental abstrait plus coloré. L’artiste avoue qu’il a appris sur le tas, passionné voire obsédé par le dessin qu’il pratique depuis son plus jeune âge. Cette habitude ne l’a jamais quitté : il rapporte encore de Chine des liasses de feuilles au papier particulier pour s’exercer, travailler le geste du poignet, porte ouverte sur l’imaginaire. Il pratique aussi la sculpture, sur bois et sur pierre, un goût éveillé par son grand-père. «J’ai hérité de son talent et ses sculptures restent gravées en moi depuis ma plus tendre enfance», confiait-il en septembre 2014 au journal La Croix. Ce rapport si particulier au temps le mènera jusqu’à Paris.
La Vie, 2013, huile sur toile, 175 x 175 cm.
Né sous une bonne étoile
Fils de propriétaires terriens qui ont tout perdu en 1949, l’année où le parti communiste de Mao Zedong prend le pouvoir, Xing-Qian qui peut se traduire par «mille étoiles» est né en 1963 à Leqing, dans la province du Zhejiang. Située sur les bords de la mer de Chine, au pied des monts Yandang, la ville offre un condensé de paysages appréciés des lettrés et de nombreux temples en activité. Les mariages, cérémonies funéraires et fêtes religieuses qui y sont célébrés lui permettent de gagner sa vie, en réalisant notamment des portraits d’ancêtres et des calligraphies. À 17 ans, il bénéficie de sa première exposition personnelle à Leqing. À 20 ans, en 1983, alors que son pays est en pleine révolution culturelle, Ye choisit de le quitter et s’installe à Paris. Deux années de grande pauvreté s’ensuivent. Il croit fermement en son destin de peintre, se fait engager dans un atelier du Faubourg-Saint-Antoine pour créer des meubles chinois. Ce maigre salaire lui permet de courir les musées pour s’imprégner de la peinture occidentale. Il adopte l’abstraction et se délecte des couleurs vives : rouge, violet, rose, bleu. Sa situation s’améliore. En 1985, il rencontre Joëlle, étudiante en chinois à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), qui deviendra son épouse. En 1987, il expose au salon Jeune peinture/Jeune expression, dont il devient, l’année suivante, l’un des organisateurs. «La vie est devenue plus facile, je me suis senti plus libre, j’existais», peut-on lire dans La Croix. Convaincu de sa bonne étoile, il vend sa première peinture en 1990 à Strasbourg. Des rentrées plus ou moins régulières lui permettent alors de s’installer à Montreuil et de se consacrer à son art, corps et âme, tant il semble habiter ses œuvres. Comme nombre de ses compatriotes émigrés à Paris, il inclut des éléments traditionnels de l’art chinois dans son nouveau style. L’encre de Chine, l’acrylique, les papiers de riz et de bambou, qui les absorbent plus ou moins, permettent l’exploration d’une certaine abstraction figurative. Ye, sans renier son héritage, pousse plus avant ses recherches. En 2008, son geste est sûr et se plie à sa volonté, comme la peinture à l’huile qu’il maîtrise parfaitement. Son pinceau laisse des accumulations de matière, des stries plus ou moins longues ; les teintes se font violentes, embrasant les compositions sur fond sombre. La technique occidentale va transformer sa pratique de l’aquarelle, lui suggérer des couches superposées afin d’indiquer la profondeur, différente des liens entre vide et plein, recommandés par les maîtres anciens de son pays natal. L’artiste effectue la jonction entre le platonisme une vision différée de l’image et l’idée d’une représentation du monde selon les préceptes de Shitao. Le peintre chinois du XVIIe siècle soulignait le rôle primordial de l’«unique trait de pinceau, quintessence de la peinture. L’encre en imprégnant le pinceau doit le doter d’aisance, le pinceau en utilisant l’encre doit la douer d’esprit. L’aisance de l’encre est une question de formation technique ; l’esprit du pinceau est une question de vie». En maître de cette symbiose, Ye jette en gestes vifs des fulgurances, d’encre de Chine, de couleurs pures ou diluées selon son ressenti devant un paysage, un mouvement. Ses titres se font chantants : Incandescence, Confluence, Vent tourbillonnant, Symphonie… Un piano trône dans une pièce adjacente à l’atelier, où l’on imagine son épouse et ses fils improvisant un concert…
Ye Xing-Qian.DR
Avec le cœur
Le besoin de se renouveler l’emmène vers de nouveaux procédés, tel l’usage du pinceau associé à celui de la plume, avec un retour marqué à l’encre de Chine. L’artiste met en scène des vues réelles de monuments du monde, enserrés dans un réseau dense de lignes, suggérant des épines, des branches de pin, des arbustes. Les formats s’agrandissent, les lignes ondoyantes s’épanouissent sur un fond délicatement coloré, comme dans la suite «La Vie» ; le blanc de la toile ou du papier de riz joue avec la profondeur dans la série «Transformation». Ye nous convie à partager le regard qu’il porte sur le monde, dans son instabilité même. En 1990, il participe à une exposition au musée des beaux-arts de Shanghai. Dès lors, il retourne chaque année en Chine, où il a ouvert un atelier à Pékin en même temps qu’il enseigne à l’université Tsinghua. Plusieurs expositions, personnelles et collectives, se succèdent, le public chinois appréciant son « abstraction occidentale ». En France, il séduit les amateurs par une tradition asiatique révélée par le prisme d’une modernité maîtrisée. Suivant la tradition où les lettrés composaient un poème pour leur œuvre, Ye est vice-président de l’association des Poètes Dragons d’Europe. Il est aussi président de l’Art en voyage, ce qui paraît naturel à l’infatigable voyageur entre les époques, les styles et les continents. Son entrée au musée Guimet, en 2018, marque un nouveau tournant dans sa carrière, où plusieurs expositions ont eu lieu en début d’année en Chine, tandis que d’autres se tiendront prochainement en France. Dans son vaste et si lumineux atelier, ses peintures composent un univers magique. «Une œuvre se regarde avec le cœur, proclame Ye Xing-Qian. J’ai une relation d’amour avec la peinture et je la transmets.»
À VOIR
Cinq œuvres de la série «Transformation» au musée national des Arts asiatiques - Guimet, 6, place d’Iéna, Paris XVIe, tél. : 01 56 52 54 33, www.guimet.fr Octobre 2019, pendant l’Asia Week.
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