Regards croisés d’un artiste : la Chine et la France en dialogue
Sans doute est-il difficile de caractériser l’art du XXIe siècle, faute d’un recul suffisant. Pourtant, à bien des égards, l’art pictural de Xingqian Ye semble en être un paradigme, en ce qu’il croise les cultures et les traditions apparemment les plus éloignées, en ce qu’il recourt aussi aux techniques les plus actuelles en multipliant les clins d’œil à la tradition. Si la modernité est l’expression, dans l’art, de la conscience de l’art, si la postmodernité est l’exhibition du processus de création dans l’œuvre, la peinture de Xingqian Ye signale une ère nouvelle et ajoute au regard critique présent dans l’œuvre la conscience d’une assimilation de cultures et d’héritages hétérogènes : le XXIe siècle, tel que l’illustre sa peinture, sera donc celui du voyageur de l’art.
A l’heure du postcolonialisme, l’art de Xingqian Ye opère un décentrement par rapport à l’hégémonie des canons occidentaux, nourrissant d’une esthétique profondément orientale un rapport occidental à la peinture, mettant même en question ces notions apparemment si évidentes d’orient et d’occident. Si l’art et les canons esthétiques sur lequel il se fonde résultent en grande partie d’un rapport de force politique et économique, l’art de Xingqian Ye anticipe sur un orientalisme qui ne peut qu’advenir, renouvelant dans un XXIe siècle balbutiant la vogue que le tournant du siècle précédent avait déjà connue.
C’est très jeune, au début des années 1980, que Xingqian Ye est arrivé en France et s’est nourri d’un art abstrait encore inexistant en Chine. La rémanence du figuratif dans son œuvre n’est-elle alors qu’un héritage ? Elle exprime sans nul doute tout autant la conviction que si l’art, selon un platonisme réapproprié par une vision du monde chinoise, doit représenter l’Idée plutôt que le monde, il n’en est pas moins représentation. Or, la part visuelle propre à la représentation porte la trace de la subjectivité et désigne moins chez lui l’objet de la représentation que le regard.
Ainsi, telle vision filtrée du ciel ne suggère pas tant le foisonnement de la forêt qu’un regard en contre-plongée, barré par un premier plan où l’on peut voir autant une forêt de bambous que le quadrillement du monde, autant une figuration qu’une abstraction. De même, un paysage apparemment inspiré de la peinture traditionnelle chinoise se sépare de la représentation par l’impression irréaliste de lévitation de paysages flottants, séparés par un lace à peine suggéré. Doit-on y voir une vision du Palais d’été, ou la tension entre deux mondes qui construit l’œuvre elle-même ? La part figurative fait ici sens du point de vue même de l’abstraction : elle se construit en symbole.
Xingqian Ye n’est ainsi jamais où l’on croit pouvoir le trouver et ne peut aisément être enfermé dans des catégories. C’est sans doute sa vision occidentale de l’art et du monde qui assure sa renommée en Chine ; c’est la trace d’une inspiration chinoise et la combinaison d’esthétiques hétérogènes qui garantissent son succès en Europe. Cet art inconstant et volatile, où se dégagent cependant d’indiscutables lignes de force, s’exprime dans des formes variées, sur des supports et des formats très différents, mais quelques structures parcourent l’ensemble de l’œuvre. L’hétérogène domine, y compris dans les techniques ou les matières : l’encre de Chine côtoie aisément la couleur, le vide alterne avec la surcharge, l’abstraction totale fait place à la mise en scène d’un point de vue, mais sans cesse, l’œuvre est sous-tendue de contrastes qui la désignent comme une synthèse des cultures, des époques, des esthétiques.
Bernard Franco
à Paris, le 29 janvier 2018
|